L’inflation menace-t-elle l’Europe ?
Dans la zone euro, le taux d’inflation annuel au mois d’août a atteint 3 %, son plus haut depuis dix ans. Si des hausses de coûts de production sont déjà visibles, les salaires restent globalement à la peine…
L’office de statistique de l’Union européenne, Eurostat, a récemment annoncé une estimation du taux d’inflation annuel de la zone euro à 3,0 % en août 2021, contre 2,2 % en juillet, avec des contrastes saisissants entre les pays : 5,0 % en Estonie ; 4,7 % en Belgique ; 3,4 % en Allemagne, mais 2,6 % en Italie ; 2,4 % en France ; 1,3 % au Portugal et 0,3 % à Malte !
Globalement, ce sont les prix de l’énergie qui expliquent la majeure partie de la hausse, suivie de très loin par les biens industriels, l’alimentation et les services : hors énergie, ce taux n’est d’ailleurs plus que de 1,7 % dans la zone euro. Or, qu’on le veuille ou non, la production industrielle reste dépendante du pétrole dont le cours (Brent) a augmenté de 40 % depuis le début de l’année. D’où également une hausse du prix du gaz, en raison de son indexation sur celui du pétrole…
Des goulets d’étranglement
La pandémie a conduit les gouvernements du monde entier à prendre des mesures d’arrêt de l’activité économique et de limitation de la circulation des personnes, qui ont débouché sur une forme de récession inédite, car provoquée par des décisions politiques. Il n’est donc pas étonnant qu’au moment où est évoquée une possible sortie de la crise sanitaire et de cette récession, les entreprises augmentent leur production, tirée en cela par la demande des ménages qui se mettent à dépenser une partie de leur épargne de précaution. Avec pour résultat prévisible, des goulets d’étranglement dans de nombreux secteurs, comme celui de l’industrie automobile mis à mal au niveau mondial par une pénurie de semi-conducteurs. Quant au prix du fret maritime, il a explosé avec le rebond du commerce international depuis la seconde moitié de l’année 2020 : l’indice Freightos Baltic, référence sur les principales routes maritimes, a plus que triplé en un an !
Les hausses de prix à la production et à la consommation résultent donc pour l’instant davantage d’une reprise brutale de l’économie, qui met les chaînes logistiques sous pression et désynchronise offre et demande.
Des salaires qui n’augmentent pas
Mais, peut-on pour autant parler d’inflation, qui est par définition un phénomène auto-entretenu de hausse des prix à la consommation au-delà du court terme ? Pas pour l’instant dans la zone euro (contrairement aux États-Unis), car même si des effets de second tour sont partiellement visibles dans les prix à la production, c’est-à-dire des hausses de coûts de production liés à des hausses de prix des intrants, rien de tel n’est visible du côté des salaires. Bien au contraire, le partage des revenus reste structurellement déformé au détriment des salariés, ce qui pèse sur leur pouvoir d’achat. La crise n’a du reste rien changé au pouvoir actionnarial, qui peut continuer à exiger une rémunération élevée de sa participation au capital des entreprises, tant et si bien que les hausses de salaire ne concerneront a priori que les profils les plus singuliers, à tout le moins ceux que les entreprises se doivent de fidéliser.
Quant aux salariés des secteurs les plus sinistrés par la crise (hôtellerie, restauration…), ils en sont parfois arrivés à accepter des postes « ubérisés » de livreurs pour tenter de gagner leur vie, ce qui en retour crée des pénuries de salariés compétents dans ces secteurs. D’autres ont préféré tenter leur chance dans l’autoentrepreneuriat, dans la mesure où rien n’a fondamentalement changé sur le marché de l’emploi : les jeunes sans expérience et les seniors y demeurent des laissés-pour-compte. Ce faisant, avec tant de statuts différents au service (de la compétitivité) des entreprises, le pouvoir de négociation des travailleurs est réduit. En particulier, le syndicalisme ne pourra donc jouer qu’un rôle mineur dans l’augmentation des rémunérations.
En tout état de cause, les facteurs qui ont maintenu l’inflation basse dans la zone euro sont toujours encore à l’œuvre : pouvoir de négociation salariale faible, croissance atone résultant de faibles gains de productivité… Cette hausse des prix à la consommation pourrait donc rester conjoncturelle, ce que semble penser la Banque centrale européenne (BCE) si l’on en juge par le maintien du statu quo dans sa politique monétaire. Au lieu de s’inquiéter d’un frémissement des prix à la consommation, il serait plus judicieux de chercher à juguler l’inflation du prix des actifs financiers alimentée par les tombereaux de liquidités de la BCE. Non seulement ces valorisations des titres sont déconnectées des fondamentaux des entreprises, mais de plus elles peuvent conduire à une crise financière qui mettrait à mal l’économie réelle…