La décentralisation française, un échec ?
Les réformes de décentralisation réalisées depuis 2009 n’ont pas vraiment rempli les objectifs du projet originel, d’après la Cour des comptes. Dans son rapport annuel, elle décrit un enchevêtrement institutionnel peu efficace, peu lisible et... éloigné du citoyen.
Renforcer la démocratie locale, rapprocher la décision politique et administrative du citoyen, améliorer l’efficacité et l’efficience de la gestion publique : tels étaient les trois objectifs de la décentralisation initiée par la loi Defferre du 2 mars 1982. Ont-ils été remplis ? Non, « Les objectifs ne sont pas atteints », répond Pierre Moscovici, premier président de la Cour des comptes. Le 10 mars dernier, à Paris, il présentait le rapport annuel de l’institution. Ce dernier est essentiellement consacré à une évaluation des étapes de la décentralisation réalisées depuis 2009, date du précédent bilan. Globalement, « les réformes menées depuis 2010 n’ont pas permis de remédier aux défauts alors constatés », d’après le rapport. Ces réformes ont certes tenté de rationaliser l’organisation territoriale existante, mais « sans succès ». En cause : le « manque de méthode », une « succession de priorités fluctuantes et, sur certains points, contradictoires », écrivent les magistrats de la rue Cambon. Exemple, les mouvements de balanciers contradictoires favorisant successivement les intercommunalités, puis les communes, en 2021 et 2022. Au total, cette démarche erratique a même fini par dessiner « un paysage institutionnel brouillé », fait de « brouillages de compétences », pointe Pierre Moscovici. L’imbrication des compétences entre les diverses collectivités locales, trop complexe, induit la nécessité d’une coordination permanente. Cela nuit à l’efficacité des dispositifs et à leur lisibilité.
Dans le même sens, plusieurs constats de la Cour illustrent combien les mesures prises n’ont pas permis d’atteindre l’objectif d’amélioration de l’efficacité de la gestion publique. « Contrairement à l’Allemagne et à l’Italie, la France n’est jamais parvenue à régler question des petites communes. ( …) Or, nous savons qu’en matière d’action publique une taille critique est nécessaire, mais très peu de communes se sont regroupées », relève Pierre Moscovici. En revanche, le renforcement des intercommunalités s’est traduit par une extension de leur périmètre de compétences et du nombre de leurs agents, sans que les effectifs des communes diminuent...
L’État déconcentré « à l’os », vu comme un abandon
Autre constat du président de la Cour des comptes, qui va à l’encontre de l’efficacité de l’action publique : « l’État déconcentré est à l’os ». Sur le plan financier, le rapport constate que l’élargissement des compétences des collectivités territoriales s’est traduite par une augmentation importante des dépenses locales : la dépense publique locale par habitant a doublé entre 1985 et 2020, en euros constants. Pour autant, « il n’est toujours pas possible de distinguer la part de cette augmentation résultant d’une amélioration des services rendus ou de facteurs exogènes, tels que le vieillissement de la population ou la complexité croissante des normes techniques, de celle qui pourrait résulter d’une attention insuffisante à la maîtrise des coûts de ces services », nuancent les magistrats.
Par ailleurs, tout n’est pas absolument négatif. Le rapport signale que dans certains domaines, la répartition plutôt équilibrée des compétences entre l’État et les collectivités territoriales a favorisé l’efficacité de l’action publique. « La décentralisation scolaire a ainsi indéniablement permis d’améliorer les conditions matérielles d’accueil des élèves dans les collèges », notent les rapporteurs.
Autres objectifs officiellement visés par la décentralisation, ceux du rapprochement de la décision politique et administrative du citoyen, et de renforcement de la démocratie locale. Là aussi, le constat est négatif. Par exemple, les magistrats financiers constatent la complexification de l’architecture du financement des collectivités locales, assortie de la disparition de certains impôts locaux. Elle contribue à distendre le lien avec les populations. Autre sujet dolent, la réduction de l’État déconcentré, « il est vécu comme un désengagement, voire un abandon par les populations », pointe Pierre Moscovici.
A défaut de grande réforme
Bref, au global, l’organisation territoriale « marquée par une grande complexité, manque de lisibilité pour les citoyens et ne favorise pas l’amélioration du service rendu aux ménages et aux entreprises, ni la recherche d’une plus grande efficience de l’action publique », tranche la Cour. Sur la base de ce constat, elle délivre plusieurs préconisations. «Nous savons qu’une réforme globale n’est pas réaliste à court terme, mais nous ne pouvons pas nous satisfaire du statu quo », déclare Pierre Moscovici. Il propose donc des mesures qui pourraient préparer la voie d’une rationalisation majeure du dispositif. Il s’agirait de se fixer un premier objectif de simplification des partages des compétences, et une responsabilisation des acteurs. Par exemple, pour l’économie, le rôle des régions pourrait être renforcé.
A court terme, d’autres mesures pourraient être prises : l’approfondissement et la simplification de la coopération intercommunale, la poursuite de la réduction du nombre de petites communes, le renforcement du rôle des collectivités cheffes de file pour les politiques partagées, une pratique plus large de l’expérimentation.
Par ailleurs, à rebours de la posture usuelle de gardien de la rigueur budgétaire de président de la Cour des comptes, Pierre Moscovici propose de « réarmer l’Etat déconcentré ». Au-delà de l’évaluation de l’efficacité des réformes, la Cour note aussi le caractère limité de leur profondeur. Le poids des dépenses locales dans le PIB demeure inférieur à la moyenne européenne (17,9 % du PIB), ce qui fait de la France un pays peu décentralisé par rapport à ses principaux partenaires européens. « La France reste la France », commente Pierre Moscovici.