Le spectre de la stagflation de retour dans la zone euro
Alors que l’inflation est à la hausse, les perspectives de croissance sont en berne, ce qui fait ressurgir la menace de la stagflation au sein de la zone euro… Décryptage.
« Le vrai génie réside dans l’aptitude à évaluer l’incertain, le hasardeux, les informations conflictuelles », disait Winston Churchill. Dans le contexte actuel, perturbé par des tensions géopolitiques majeures, cette citation prend toute son acuité et rappelle qu’il est devenu extrêmement difficile d’anticiper les évolutions économiques. Qu’on en juge : alors qu’il y a deux ans à peine , il était question de déflation dans la zone euro, c’est désormais l’inflation qui menace et même la stagflation !
La stagflation
À la suite des travaux d’Alban William Phillips de 1958, les économistes pensaient que chômage et inflation étaient des phénomènes liés négativement entre eux, c’est-à-dire qu’une hausse du taux de chômage allait de pair avec une inflation modérée. De là découlait une prescription de politique économique : l’État doit arbitrer entre lutter contre l’inflation ou lutter contre le chômage, les deux objectifs ne pouvant être atteints en même temps. Puis, dans les années 1960, au Royaume-Uni, et dans la décennie suivante, en France, on vit apparaître une situation économique surprenante caractérisée par la stagnation de l’activité économique (faible croissance et chômage élevé) et une hausse généralisée des prix. À situation nouvelle, mot nouveau : stagflation, qui est la contraction de stagnation et inflation.
Non seulement cela remettait en cause les théories sur lesquelles s’appuyaient les politiques économiques, mais de surcroît les gouvernements ne voyaient pas très bien comment lutter contre un tel phénomène. Mais avec la modération des prix à la consommation depuis les années 1990 et la croissance qui, bon an mal an, résistait, le spectre de la stagflation semblait avoir disparu…
Inflation principalement liée aux prix de l’énergie
Hélas, après la crise liée à la pandémie, la reprise concomitante de l’activité, qui s’est ensuivie dans presque toutes les régions du monde, a débouché sur de nombreux goulets d’étranglement. D’où des hausses de prix très importantes des matières premières, en particulier de l’énergie. Et l’invasion de l’Ukraine par la Russie n’a fait qu’ajouter des tensions sur les marchés de l’énergie, propulsant les cours du pétrole et du gaz à ces niveaux difficilement supportables pour les ménages et les entreprises. À tel point que les États ont été contraints de prendre des mesures de soutien (subvention, baisse de taxes sur les carburants, gel des prix…), pour éviter la fronde sociale face à ce choc énergétique. Et l’obligation imposée — somme toute virtuelle — pour « les pays inamicaux » de payer leurs importations de gaz russe en roubles ne peut que désorganiser un peu plus les marchés énergétiques et augmenter leur volatilité.
Au total, si le taux d’inflation annuel de la zone euro est estimé par Eurostat à 7,5 % en mars dernier, contre 5,9 % en février, c’est très largement le prix de l’énergie qui en est la composante principale pour l’instant, contrairement aux États-Unis où l’inflation résulte aussi d’une forte hausse des salaires et des prix de production des entreprises. Et comme toujours au sein de la zone euro, il existe de grandes disparités entre les pays : +15,6 % en Lituanie, +11,9 % aux Pays-Bas, mais +7,6 % en Allemagne, +7,0 % en Italie et +5,1 % en France.
Prévisions de croissance en berne dans la zone euro
Après des chiffres de croissance en trompe-l’œil, qui résultaient surtout du redémarrage de l’économie après les confinements et restrictions, l’activité s’était déjà enrhumée en 2021. Désormais, la zone euro doit compter avec une accélération des prix de l’énergie et des céréales, des goulets d’étranglement dans les approvisionnements (semi-conducteurs, bois, nickel…) et des incertitudes géopolitiques majeures. L’un dans l’autre, cela se traduit par une baisse des indices de confiance des ménages et des entreprises, témoins d’un choc négatif sur l’offre et la demande, d’où des prévisions de croissance ajustées à la baisse pour 2022 et 2023… La Banque de France estime ainsi que la croissance française serait comprise entre 2,8 % et 3,4 % en 2022, selon le scénario retenu pour les prix de l’énergie, mais pourrait descendre très en deçà de 2 % les deux années suivantes. D’autres instituts de prévision craignent même une croissance nulle, voire une récession en France, dans les deux ans à venir, ce qui accrédite le risque de stagflation.
Au vu de la situation actuelle, de nombreux pays de la zone euro risquent d’être confrontés à la stagflation dans les deux prochaines années. D’aucuns pressent alors la Banque centrale européenne (BCE) de resserrer fortement sa politique monétaire pour lutter contre l’inflation. Mais, outre que cela risquerait de peser encore plus sur l’activité, une telle politique ne se justifie pas dans le contexte actuel où la hausse de l’inflation résulte pour l’essentiel des prix de l’énergie sur lesquels aucune politique économique n’a d’emprise.
Assurément, le spectre de la stagflation est revenu hanter les pays de la zone euro !