«Nous sommes à un aiguillage, entre une économie de la défiance ou de la confiance»
Avec le confinement, les retards de paiement entre entreprises ont atteint un niveau inédit, avec des conséquences potentiellement dramatiques pour les PME. Pour Pierre Pelouzet, Médiateur des entreprises, chargé par Bercy d’aider les sociétés à régler leurs différents par la conciliation, les acteurs de l’économie se trouvent aujourd’hui face à un choix historique.
Quels sont les enjeux de la campagne #DefiEntreprisesSolidaires, que vous lancez ?
Durant la période du confinement, nous avons constaté de très mauvaises pratiques entre entreprises, comme les retards de paiement ou des ruptures brutales. Mais nous avons aussi observé des actions positives émanant de grandes entreprises ou d’ETI [entreprises de taille intermédiaire]. Dans une logique d’exemplarité, nous avons mis en valeur 14 d’entre elles, qui ont procédé à des paiements anticipés de leurs fournisseurs. Et d’autres encore vont suivre. Au début, nous nous focalisés sur cette pratique, mais nous nous sommes rendus compte qu’il existait aussi d’autres initiatives, comme le fait de verser des avances, de proposer un accompagnement personnalisé…Il est intéressant de les valoriser, car elles sont autant de pistes pour modifier le fonctionnement de notre économie, aller vers une économie plus solidaire, plus intelligente. En une petite semaine, depuis le début du lancement de la campagne, le défi est déjà soutenu par l’AFDCC [Association des credit managers], le CNA [Conseil national des achats], Pacte PME, la CPME, l’Obs Com Media…Ces associations vont diffuser ce message auprès de leurs adhérents, afin qu’ils mettent en valeur de belles actions sur leurs réseaux sociaux. Le mouvement ne laisse pas indifférent, c’est déjà un premier signal très positif.
Quel niveau de dégradation des délais de paiements entre entreprises avez vous constaté depuis le déclenchement du confinement ?
D’un seul coup, la Médiation a été ensevelie sous les demandes des entreprises. Nous sommes passés de 60 à 600 saisines par semaine, à tel point que nous nous sommes dit qu’il fallait un outil par intervenir par le haut. Le ministre de l’Economie, Bruno Le Maire ayant approuvé notre proposition, nous avons mis en place un Comité de crise avec l’ensemble des représentants de l’économie française. Les demandes qui nous sont parvenues concernaient principalement les délais de paiement, voire, des arrêts, des ruptures contractuelles brutales et même l’application de pénalités de retard auprès d’entreprises qui étaient dans l’impossibilité de remplir leur prestation. Un nouveau sujet est apparu, celui des baux commerciaux. Il ne concerne pas seulement les grands bailleurs, mais aussi les petits, et c’est un cas où il existe un vrai besoin de dialogue pour que chacun puisse s’en sortir. Comme entre une coiffeuse à la retraite, pour qui le bail de son ancien salon représente le seul revenu, et celle en activité, qui ne peut pas le verser… Au total, le Comité de crise est intervenu auprès d’une trentaine de grands groupes et d’ETI, ce qui représente des centaines de millions d’achats. Le niveau de demandes des entreprises continue d’être très élevé.
Comment peut-on imaginer sortir de cette crise ?
Aujourd’hui, nous sommes à un aiguillage entre une économie de la défiance ou de la confiance. Dans cette crise, les mauvaises pratiques entre entreprises ont plusieurs conséquences. Celles financières sont évidentes, même si elles n’apparaissent pas encore. Tout a été gelé durant huit semaines, mais aujourd’hui, avec la reprise, les entreprises qui n’ont pas été payées, voire, à qui on n’a pas accordé des avances, vont connaître d’énormes difficultés : il faut être mesure d’acheter des pièces, de payer des salariés… L’autre conséquence est morale, car ces pratiques sapent la confiance des acteurs de l’économie. Or, l’entrepreneur qui est défiant ne va pas embaucher, ne va pas investir. Cela peut constituer un blocage très important pour la reprise. Il faut revenir aux principes du commerce : on se met d’accord, sur ce qu’on veut acheter, la quantité, la qualité… et on se tape la main. La base, c’est une relation de confiance. A un moment donné, quelque chose a dérapé. L’une des raisons de cette dérive est probablement l’éloignement. Lorsqu’on connaît quelqu’un, on plus de mal à lui faire un ‘sale coup’ que si c’est juste un numéro dans un listing…Aujourd’hui, la constitution du Comité de crise, où les acteurs de l’économie se sont engagés pour définir ensemble des valeurs et pour intervenir afin de les faire respecter, constitue un signal très positif. Il va peut être changer de nom, mais il va se poursuivre, je l’espère, très longtemps.
Anne DAUBREE