Le marché alimentaire, un commerce singulier
Bien aimés, surtout en été, les marchés alimentaires donnent une impression de joyeux désordre. Celle-ci est démentie par une organisation millimétrée, quoique reposant sur les traditions orales, qui fait la part belle au pouvoir du placier, sous les ordres directs du maire.
Les candidats aux élections mettent en scène leurs désaccords sur tous les sujets, sauf un : ils adorent le marché hebdomadaire sur la place du village. Tout au long de la séquence électorale qui s’est terminée le 19 juin lors du deuxième tour des législatives, le marché s’est imposé comme décor symbolique du combat politique. C’est là que le candidat d’extrême-droite, Éric Zemmour, célébrait son fantasme de la France d’autrefois, là que sa rivale Marine Le Pen multipliait les selfies souriants avec les passants, là que l’on vit la Première ministre, Elisabeth Borne, débattre avec son rival de gauche.
Les quelque 10 000 marchés hebdomadaires de France ne sont pas seulement un décor, ils s’invitent dans les analyses politiques. « Sur les marchés, les gens nous parlent du pouvoir d’achat », assénaient les états-majors, avec la conviction d’avoir découvert un baromètre de l’opinion. Les médias corroboraient, en multipliant les micros-trottoirs auprès de ces « gens qui font leur marché » qu’ils supposaient représentatifs des électeurs moyens.
Mais pourquoi les marchés font-ils la pluie et le beau temps ? Seraient-ils des symboles parfaits d’une France éternelle, de villages vivants et de sains produits du terroir ? Pas seulement. Prosaïquement, les marchés sont des lieux publics. Chacun a le droit d’y distribuer des tracts, d’y parler politique, voire d’y organiser des petits happenings. A l’inverse, les zones commerciales et galeries marchandes, où se concentrent plus de 70% des achats en France, demeurent des lieux privés, où toute activité autre que commerciale est prohibée.
Les caprices du placier
Tout le monde aime le marché, donc. Avec ses étals colorés, ses parasols bigarrés, sa joyeuse animation, son apparent désordre, son analogie avec le souk arabe et le bazar turc, il semble sorti tout droit du Moyen-Age, époque où les foires se tenaient sur la place principale de chaque localité. Ces deux images, un lieu désorganisé et une tradition immuable, ne correspondent toutefois pas à la réalité. Le marché répond au contraire à des règles bien précises, généralement décidées par la commune, voire par le maire en personne. C’est lui qui fixe le périmètre géographique des échanges, leur durée, ainsi que le prix de « la place », cette somme versée par chaque commerçant forain, en fonction du linéaire de mètres carrés occupés.
Le placier, fonctionnaire municipal ou, dans certaines villes, salarié d’une société déléguée, joue un rôle central. Parfois, comme à Avallon (Yonne), il arbore un polo sur lequel on peut lire sa fonction. D’autres, comme à La Châtre (Indre), se font plus discrets, invisibles pour le grand public, mais repérés par tous les commerçants. Dans le roman La saison des bijoux, qui a pour cadre un marché fictif de la côte atlantique, l’auteur Eric Holder raconte l’importance de l’attribution de la place, qui détermine en partie le chiffre d’affaires. Près des poubelles ou au beau milieu de l’allée centrale, les emplacements ne se valent pas, même si le prix du linéaire reste identique pour tous, à service égal. Ce prix se maintient presque partout à un niveau assez bas, entre 50 centimes et 3 euros le mètre. A Périgueux, un samedi matin, le placier dévoile volontiers la recette du jour, constituée uniquement de pièces de monnaie. « Le prix dépend de la longueur de chaque stand, des branchements à l’électricité et à l’eau, ainsi que du nombre de jours de présence », explique-t-il, en ajoutant qu’il connaît par cœur le montant dû par chaque commerçant.
Car c’est un secteur où dominent encore les traditions orales. Pour trouver un travail auprès d’un commerçant, rien ne sert d’envoyer une lettre de motivation et un CV. « Il suffit d’arriver un matin en montrant qu’on a envie de travailler », explique Clément Dusong, qui a secondé pendant dix ans, tous les samedis, un primeur au marché du Plessis-Trévise (Val-de-Marne). La plupart des commerçants n’ont pas de site Internet, ne proposent pas les réservations par téléphone, mais retiennent les commandes de leurs clients d’une semaine à l’autre, sans même les noter. Qu’ils soient producteurs ou revendeurs, ils choisissent cinq ou six marchés hebdomadaires en fonction de l’éloignement, de la clientèle et de la saison. « L’été, le samedi, mieux vaut faire Le Touquet, où les Parisiens ne comptent pas à la dépense, que Boulogne-sur-Mer (Pas-de-Calais) », confie un marchand d’oignons et d’ail. La sous-préfecture est pourtant dix fois plus peuplée que la station balnéaire.
En outre, contrairement à ce que peuvent penser ses visiteurs, le marché n’est pas immuable. « Dans les années 1980, on achetait encore des moutons vivants dans le centre de Villefranche-de-Rouergue », se souvient le placier de cette ville de l’ouest aveyronnais. Ces dernières années, les étals se sont garnis de produits biologiques, proposés par des producteurs locaux. Dans les cœurs urbains, en fin de matinée, on se bouscule pour acheter des plats préparés, dégustés sur le pouce. Depuis peu, les commerçants préparent à l’avance des parts de fromage, des sachets de fruits, des brochettes de viande, vendus à un prix fixe. « En moyenne, les gens prennent quatre ou cinq pommes, rarement une seule, rarement plus de six. Le préemballage répond à la demande, rassure ceux qui veulent connaître d’avance le prix à payer, et permet d’accélérer le mouvement », explique Clément Dusong.
Plusieurs marchés en un
Car plusieurs clientèles cohabitent au marché. Si on connaît bien les citadins soucieux de bien-être qui cherchent la qualité et la proximité, ou les touristes avant tout désireux de profiter de l’ambiance, d’autres chalands, moins aisés, sont adeptes du prix, et d’autres encore viennent trouver des produits qui viennent de loin. Ainsi, à Vitry-le-François (Marne), à l’approche du Nouvel An, le marché est le seul lieu, en-dehors des zones périphériques, où il est possible de se procurer du poisson et des fruits de mer.
C’est à des détails subtils que l’on repère les signaux adressés à ces diverses clientèles. Les prix sont-ils écrits à la craie blanche sur une ardoise ou au feutre rouge sur un piquet en plastique ? Les salaisons et les fromages sont-ils présentés dans la caisse qui a servi à les transporter, ou savamment entourés de poignées de foin, comme s’ils sortaient tout juste d’une grange ? Les commerçants s’adressent-ils aux passants en présumant qu’il s’agit d’habitants du quartier ou essaient-ils de leur vendre le plus gros volume possible de « saucissons de nos montagnes » ou de « nougats de Provence » ? Chacun choisira son étal.
Malgré, ou sans doute en raison de cette diversité, les marchés continuent de drainer, chaque année, 2 à 3% des achats alimentaires. Suffisamment pour attirer le regard, sans doute pas assez pour y prendre le pouls de la politique nationale.